Jack B

La Grande Famille

Classy Spicy

27.01.2022

     Tout cela me manque. Les coteaux verts qui coupent le ciel en deux. Et le soleil venant se coucher derrière, en prenant son temps. Les herbes hautes qui caressent mesquinement les peaux qui les traversent. L’espace, l’air pur, le silence, la lumière irréelle. Tout cela.

     Il n’y a pas beaucoup d’yeux qui voient ce spectacle. Les gens préfèrent la ville. Mais les quelques-uns qui prennent le temps d’admirer le calme, l’allure parfois lente de la nature vivante, ceux-là sont récompensés.
Le vent en passant, réveille son orchestre. Il guide le balayage des branches et les bourrasques de l’air. Il fait chanter le fer, d’une voix stridente, et laisse grincer en rythme les gonds des portes entrouvertes. Le bois craque irrégulièrement et le vent peut décider d’accélérer la cadence ou de finir la mélodie.
En plus de composer, il danse. Son souffle s’engouffre dans les cheveux et entre dans les mailles, il rose les joues nues et pique les nez. Puis il s’insère dans les corps et purge les chairs de sa sensation de fraîcheur. Il n’y a pas beaucoup de chairs qui reçoivent ce froid purgatif. Les gens préfèrent les intérieurs chauffés.
Au fil de la journée, les couleurs changent délicatement. Elles passent du vert au rose pour atteindre le néant de l’obscurité. Alors le noir vous englobe tant, qu’il fait perdre l’orientation, et vous vous croyez dépourvus de vision, dépourvus de vos sens. Et la tête vous tourne presque.

     Dans ce néant, la vie se dévoile davantage. Les paupières trop lourdes, déjà endormies, ratent le spectacle du ciel. Les autres le voient : des jetées de pépites blanches brillent dans toute la surface du dôme et leurs tailles différentes révèlent la profondeur du vide. Le ciel est immense. Et aucun autre spectacle sur terre n’a pu étonner davantage, obnubiler autant qu’un jeté d’étoiles, que leurs traînées de poussières, que leurs scintillements irréguliers. Car il permet de comprendre à quel point l’homme est petit, à quel point aucun de ses arts n’a encore surpassé le talent naturel.

     Tout cela me manque. Le vent musicien, le noir enivrant, l’air bienfaisant, tout me manque. Ici, j’ouvre la fenêtre on me voit, je me lève avec mes voisins, je me couche avant eux. Je sais ce qu’ils mangent, ce qui les fait rire, je sais s’ils s’aiment encore où s’ils se détestent. Je vois du haut de ma fenêtre qui rentre et qui sort. Quel repas ils auront pour le soir. Je peux savoir si leur travail les épuise et ce qu’ils font le week-end. Je peux tout entendre, tout voir. Et je peux être aperçue, entendue.
Le seul espace de nature est un square près de chez moi où subsistent quelques buissons : espèce coriace, facile à entretenir, assez commune pour respecter les budgets de la municipalité. Le soleil vous tape sur le visage par réverbération, sur un coin d’immeuble dont la vitre haute est la seule à pouvoir voir le ciel. Vous humez les odeurs des pots d’échappement et des corps trop parfumés qui sortent s’amuser pour la nuit. Et chaque midi, et chaque soir à la même heure, les senteurs des repas de l’un se mélangent à celui de l’autre et pourtant on ne mangera jamais ensemble.

     Quand il n’y a pas le silence, ni l’espace, mais le bruit et la masse ; naissent des conventions. On se décale dans les parcs pour pouvoir se croiser sans se heurter. On se serre dans le métro pour maximiser le nombre de corps dans la rame. On lève les yeux et l’on se perd dans nos pensées pour ne pas se rendre contre de nos proximités. On tient les portes, on hoche la tête. On se croise, on se frôle. On vit presque ensemble et pourtant on fait comme si de rien n’était. On essaie d’ignorer les autres alors qu’on vit avec eux, comme une grande famille.