Immo Wegmann

Le Secret du Négatif

Classy Spicy

07.04.2022

      Hakim frappa à la porte. Une sorte de bougonnement depuis l’intérieur lui donna l’autorisation d’entrer. Il entra. Il eut d’abord du mal à s’habituer à la pénombre, la lumière rouge était relativement basse. Le jeune homme s’empressa de fermer la porte derrière lui. Puis sa vue s’améliora. Son frère, Nass, était penché sur son établi, analysant à la loupe des clichés immergés.

– « Viens voir Hak » lui lança-t-il sans poser sur lui un regard. Et le frère s’approcha des négatifs, veillant à ne rien faire tomber dans sa maladresse habituelle.

Il y en avait une trentaine, peut-être quarante, tous de la même taille, ondulant dans des bacs pleins, dévoilant peu à peu leurs lignes, leurs courbes, leurs visages.

– « Ça m’émerveillera toujours de voir comment les photos apparaissent. Comment tu fais pour rester si calme ? » s’amusa le nouveau venu. Son frère sourit, mais son regard continua d’analyser les secrets dévoilés du papier photosensible. Puis ce dernier lui proposa de plonger le prochain cliché.

– « Pose-la délicatement, ne fais pas bouger les autres, et utilise les pincettes pour ne pas toucher la surface. Voilà, comme ça. Parfait ! »

Hakim semblait satisfait. Il posa la pincette, fit rouler son poignet comme pour exagérer une crampe de s’être trop contracté et se pencha enfin pour analyser son cliché qui se dévoilait.

– « Pourquoi ils s’embrassent tous ? » demanda-t-il alors, analysant un par un tous les clichés. Nassim se redressa et sembla rire.

– « C’était la Saint-Valentin Hak ». Puis il s’éloigna vers son sac noir dans lequel il plongea ses mains et s’attarda à chercher quelque chose.

– « Et toi ça t’intéresse cette fête ? » renchérit Hakim. Le jeune homme se tourna vers Nass plongé dans le sac et l’interrogea du regard. Cette fois-ci, Nassim sembla entendre son frère puisqu’il se tourna vers lui. Les mains vides, n’ayant apparemment pas trouvé ce qu’il cherchait, il les fourra dans ses poches, que l’on n’aurait pas pensé si profondes. Sa voix trébucha légèrement, puis il répondit :

– « Je ne suis pas intéressé par la Saint-Valentin, mais les couples déambulaient partout. Je ne pouvais pas les ignorer ! » Hakim sourit, alors Nassim enchaîna « tu les aurais vus : les uns aux bras des autres, des bouquets à la main, à se regarder, à se caresser. C’en était presque écœurant parfois ! »

– « Je me disais bien que c’était bizarre de ta part de t’attendrir devant une chose pareille ! ». Hakim rit. 

Il se pencha à nouveau sur les clichés, les analysants à nouveau. Nassim le rejoignit.

– « Il s’embrassait à chaque passage piéton, à chaque arrêt de métro. Parfois, certains s’étaient arrêtés sous les devants des portes et se cachaient dans le soir, se serrant discrètement. » Nassim rit un peu, puis il tourna son regard vers son frère qui semblait rester sérieux, obnubilé par les clichés du photographe.

– « C’est étrange que tu en aies photographié tant quand même. L’homme se redressa. Il y en a partout ! Sur les fils, dans ces bacs, là-bas sur l’établi. Combien de temps ça t’a pris ? Au moins la journée ! C’est quand même étrange venant de toi ! » Puis Hackim se repencha vers une autre scène capturée sur un bout de papier.

 

      Nassim ne disait plus un mot. Il se redressa un peu brusquement, et son grand corps dans son mouvement fit voler quelques clichés suspendus à un fil. Puis il comprit que les minutes de silence qui suivirent ne jouaient pas en sa faveur. Son frère se posait des questions, sur son art, sur ses clichés, sur cette tendresse soudain dévoilée. Alors de l’intérieur il s’affola, tandis que son corps restait de marbre, et il chercha quelque chose à dire, quelques excuses à donner, pour changer de sujet, pour quitter cet atelier. Mais son frère parla avant.

– « Tu es amoureux toi aussi ! C’est pour ça que tu les observes tant ! » Et Nassim sentit son visage s’échauffer. Ses lèvres se pincèrent et les muscles de son cou se tendirent. Il plongea un peu plus loin encore ses mains dans ses poches. Il baissa les yeux, laissa échapper une sorte de rire et fit non de la tête.

– « Ce n’est qu’un projet, rien de plus ».

Mais Hakim continua de l’observer, un sourire moqueur aux lèvres et son regard se pencha sur les couples trempant dans les bacs.

– «  T’es lequel de tous ceux-là toi ? rit-il de plus belle. Celui qui offre ces vilaines fleurs jaunes. (Il s’approche). Non ça n’est pas toi ça ! T’es peut-être celui qui embrasse la petite blonde sur le manège là ! C’est toi ça Nassim ! Hein c’est toi ? ».

Nassim ne se pencha pas vers le cliché que lui présentait son frère. Il riait avec lui, les mains encore plongées dans le fond de ses poches.

– «  Il fallait que je prenne les photos. Je ne peux pas être sur un cliché » renchérit le photographe.

– « Non non ! Ne me la fais pas à moi ! Je sais comment tu fais, tu poses tout ton matos sur un muret, tu fais tous tes réglages et t’as juste à poser que la photo se prend toute seule ». Hakim commençait à s’agiter autour des bacs, cherchant de ses yeux le cliché qui dévoilerait son frère. « Il doit bien y en avoir une » rit-il.

Nassim le regardait faire, immobile, au milieu de la salle rouge, observant les gouttes tomber une à une des photos suspendues. Ses mains encore plongées dans le fond de ses poches, contractées, ses ongles trouant sa chair. Son cou contracté privait ses poumons d’air et sa gorge nouée ne laissait passer aucune déglutition. Et dans son dos se promenaient des frissons sadiques. Puis, soudain, Nass sortit ses mains de ses poches.

– « Tu veux voir mon cliché ? Tu veux me voir amoureux ? Je vais te montrer ! » Hakim s’arrêta instantanément surpris par l’énergie de son frère. Puis le contentement de ce secret dévoilé lui provoqua un petit sourire malicieux sur son visage teinté par la lumière.

– « Petit malin ! tu voulais me la cacher ! Il rit fort et rejoignit son frère. Montre-moi donc ça cachottier. » 

Nassim respirait fort. Il attrapa avec la pince fine un papier qui semblait encore vierge et délicatement il le plongea dans un bac vide. Sa main semblait trembler légèrement. Il posa l’ensemble de la surface sur le liquide et attendit que celui-ci imprègne le cliché entièrement. Puis Nassim s’écarta. Ses mains se plongèrent à nouveau dans ses poches, ses lèvres se contractent. Aucun air ne passait plus dans sa gorge de toute manière. Puis ses yeux se posèrent sur les expressions de son frère. Il resta là, à l’affût, attendant que le liquide eût dévoilé son secret.

 

      Les secondes parurent être des heures, mais Nassim sembla se rendre compte du moment où les visages furent assez dévoilés pour être reconnus. Le visage de Hackim s’était fermé, ses sourcils se froncèrent. Il observait bien la scène d’un baiser : celui entre son frère et un homme.

Alors le silence gagna la salle de tirage. On entendait seulement les quelques gouttes qui tombaient des photos suspendues. Nassim ne respirait plus et son frère restait immobile, penché sur ce cliché tant évident d’un secret si important.

      Lorsque le liquide ne pouvait rien dire de plus, le frère se redressa et un long soupire s’échappa de ses poumons. Nassim recula d’un pas. Son frère aligna la pince près du bac, une fois, puis une seconde machinalement, s’assurant que ses deux fines jambes soient parallèles au bord du bac. Une manière simple de trouver les mots. Alors il se tourna vers son frère. Et celui-ci plongea ses mains plus loin encore dans ses poches. Et ses yeux ne pouvaient quitter ceux de Hakim, il voulait tout voir : s’il était en colère, s’il était déçu, s’il était triste, s’il l’abandonnait. Il voulait savoir, car il se préparait au pire. Son cœur tapait dans sa poitrine fine, mais il ne bougeait pas, comme tétanisé devant le silence de son frère.

Hackim fut soudain abandonné par un dernier soupir étendu, puis son regard sembla reprendre vie alors il secoua la tête et regarda le sol. Une sorte de rire s’échappa et il se redressa vers son frère.

– « Viens là ! » lui souffla-t-il en lui ouvrant les bras. Et les frères s’enlacèrent. Puis Nassim retrouva à nouveau sa respiration, intensément, et ses yeux se remplir de larmes, mais la lumière basse de l’espace ne laissait rien paraître.